C’est une formule qui défraye la chronique depuis maintenant près d’une semaine et demie. Son nom ? « Islamo-gauchisme ». Le point de départ est l’ouverture d’une enquête au sein des universités soupçonnées d’y abriter et même d’y propager le phénomène, selon la ministre en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, qui a remis une pièce dans la machine le 14 février. Professeur associé à l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste de la communication politique, Arnaud Benedetti – qui fut directeur de la communication du CNRS – analyse cette séquence. « Toute cette stratégie est cousue de fil blanc et n’a rien d’une maladresse », estime l’auteur du livre Le coup de com’ permanent (Editions du Cerf, 2018).
L’Express : Pensez-vous que la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal s’est faite « piégée » lors de son interview sur CNews le 14 février en répondant à une question sur « l’islamo-gauchisme » qui a provoqué la polémique ?
Arnaud Benedetti : J’ai du mal à le croire où alors ce serait avoir fait preuve d’un amateurisme désarmant. Madame Vidal savait sur quel plateau télévisé elle se rendait et elle a nécessairement préparé sa réponse. J’ai du mal aussi à croire que l’entourage présidentiel ait été surpris par ces déclarations. Dans la « Macronie », la communication est un système particulièrement verrouillé et centralisé avec des éléments de langage dictés. En dehors de quelques ministres d’envergure comme Bruno Lemaire ou Gérald Darmanin, peu d’entre eux ont une totale liberté de parole. Et certainement pas les « ministres techniciens » comme Frédérique Vidal. La suite valide largement cette thèse d’un acte prémédité puisque la ministre de l’Enseignement supérieur a réaffirmé ses propos en faisant la couverture du JDD dimanche dernier puis en accordant une interview chez vos confrères de RTL. Toute cette stratégie est cousue de fil blanc et n’a rien d’une maladresse.
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Pourquoi alors une telle sortie sur un concept mal défini et alors que la ministre a des urgences à traiter comme la précarité des étudiants durant la pandémie de Covid-19 ?
La maladresse est bien là : relancer ce débat à ce moment précis. Mais le débat existe depuis plusieurs mois et c’est même Jean-Michel Blanquer qui a allumé la première mèche fin octobre en dénonçant les « ravages » de « l’islamo-gauchisme » à l’université. A cette époque, Frédérique Vidal s’était faite plutôt discrète avec, en écho, une simple tribune dans l’Opinion pour réaffirmer le caractère indissociable de la liberté d’expression et des libertés académiques. Depuis, il faut le reconnaître, « l’islamo-gauchisme » est resté en toile de fond de la vie politique. En novembre, les députés LR Julien Aubert et Damien Abad avaient demandé une mission d’information sur le sujet à l’Assemblée nationale. C’est un clivage fort entre la droite et la gauche. Voilà sans doute pourquoi il revient sur la table.
Cependant, il ne faut pas non plus nier le phénomène. Il y a eu des débordements comme des personnalités à qui on a interdit l’entrée dans les facs pour faire des conférences ; il y a des travaux de recherche où il est parfois difficile de différencier le factuel de la dénonciation, etc. Je suis universitaire et j’entends des choses qui me reviennent par des collègues. Mais il ne faut pas généraliser. Tout cela reste très hétérogène, perlé, en fonction des universités et des domaines. Il y a un principe de base, c’est la liberté académique à laquelle nous sommes tous attachés mais elle doit s’assortir d’une pluralité d’approches.
Il est donc légitime de la part de la ministre de l’Enseignement de commanditer une enquête sur le sujet…
Absolument. Mais certainement pas comme elle l’a fait. Ni sur la forme en utilisant des termes comme les universités « gangrenées » par « l’islamo-gauchisme », ce qui revient à mettre de l’huile sur le feu ; ni sur le fond en demandant au CNRS de mener cette investigation. Le CNRS est l’établissement de recherche le plus important et nombre de ses unités sont mixtes avec les universités. Donc la ministre veut lui demander d’enquêter sur des travaux des universités dont il est lui-même en partie producteur. Ce serait être à la fois juge et partie. Ainsi, Vidal a fait une erreur manifeste en demandant au CNRS d’enquêter sur les travaux des universités. De sa part – elle est elle-même chercheuse – c’est de la légèreté ou de l’amateurisme. Il existe bien d’autres structures comme le Haut conseil de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) qui sont à même de mener cette mission d’évaluation.
« Vidal a fait une erreur manifeste en demandant au CNRS d’enquêter sur les travaux des universités »
Le CNRS a d’ailleurs vivement réagi. Cela vous a-t-il surpris ?
J’ai trouvé leur communiqué surprenant puisqu’il décide que « l’islamo-gauchisme » n’est pas une réalité scientifique. Au nom de quoi un établissement même aussi important que le CNRS peut-il trancher de ce qui est scientifique ou pas ? Le CNRS pouvait dire que le concept est flou, mais pas décider de la sorte. Je rappelle que l’inventeur de l’expression « islamo-gauchisme », Pierre-Henri Taguieff est directeur de recherche au CNRS… Pour moi, ce communiqué est une réponse politique. Ce qui pose problème d’ailleurs en termes de hiérarchie. On se croirait sous l’Ancien Régime avec une sorte de « droit de remontrance » adressée à l’autorité supérieure.
Je vais être clair : croyez-vous qu’avec un autre ministre de l’Enseignement supérieur comme le furent Valérie Pécresse, Laurent Wauquiez ou encore François Fillon, le directeur du CNRS n’aurait pas été démissionné après un tel communiqué ? Là, Frédérique Vidal n’a même pas recadré la direction générale qui s’appuie sur le mécontentement des communautés des sciences humaines et fait ce qu’elle veut. Idem pour ceux, parmi les chercheurs qui se regroupent en collectifs pour demander son départ. En fait, lorsque Vidal parle, personne n’obtempère.
« En fait, lorsque Vidal parle, personne n’obtempère »
Pour soulever de telles polémiques, les sciences sociales sont-elles les mal aimées de la recherche en France ?
Au CNRS, elles ont un poids considérable en nombre de chercheurs mais aussi en termes d’images et d’expositions médiatiques puisque ce sont ces derniers que l’on voit le plus souvent intervenir dans les médias. Pour autant, à ma connaissance, jamais un chercheur en sciences sociales n’a dirigé le CNRS tout au long de son histoire. Cet organisme est géré par des physiciens, des chimistes, des biologistes voire des informaticiens comme Monsieur Petit. Mais jamais par un philosophe ou un sociologue. Cela est très révélateur du statut des sciences sociales en France. Il est à part parce qu’elles travaillent sur des matières extrêmement complexes avec une part de subjectivité importante.
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Avec elles, la « neutralité axiologique » est plus difficile à atteindre parce que l’on n’étudie pas un objet social comme un objet physique. Nous sommes loin des sciences dites « dures » qui dominent au sein du CNRS et dont les représentants peuvent parfois regarder de haut les chercheurs en sciences sociales lorsqu’ils ne mettent pas en doute leur scientificité. Ce constat vaut au CNRS mais aussi dans l’ensemble du paysage de la recherche.
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