L’Express : Que retenez-vous de la réforme de l’ENA annoncée hier par Emmanuel Macron ?
Daniel Keller : Le nouvel Institut du service public, dont la création vient d’être annoncée par le chef de l’Etat, va avoir quatre fonctions : il va globalement reprendre le travail que faisait l’ENA, assurer la formation commune aux treize écoles de service public, abriter l’Ecole de guerre qui est chargée de réévaluer les compétences 8 ou 10 ans après la sortie de l’école et, enfin, il va se charger de la formation continue dont l’ENA avait également la mission. Donc c’est un gros mastodonte. On crée une usine à gaz, une super structure qui n’apportera pas nécessairement de valeur ajoutée par rapport à ce qui aurait pu se faire à structure existante. De plus, personne ne sait comment tout cela sera mis en oeuvre au 1er janvier 2022. Surtout, cette réforme focalise l’effort sur la formation. Certes, on change le logiciel de départ mais, à mon sens, ce n’est pas là-dessus qu’il fallait mettre l’accent. Il s’agit donc avant tout d’une opération de communication, basée sur un très gros effet d’affichage, qui ne résout pas les vrais problèmes.
Cette annonce est-elle une surprise pour vous ?
Offre limitée. 2 mois pour 1€ sans engagement
Je pensais que ce mauvais coup avait été enterré mais je vois qu’il ressurgit au dernier moment. Je rappelle que le gouvernement, pour effectivement transformer tout l’univers de la haute fonction publique, doit prendre des ordonnances avec une deadline qui est le 7 juin donc, maintenant, le temps presse. Cette annonce, évidemment, ne doit rien au hasard. Je trouve que c’est un mauvais coup fait à l’ENA, fait à la formation des hauts fonctionnaires et, plus généralement, fait à la France. Parce que l’ENA est une école dont on peut toutes et tous être légitimement fiers. Aujourd’hui, par exemple, il y a une délégation argentine qui est venue à l’ENA pour réfléchir avec la direction parisienne de l’école à la manière de créer une école nationale d’administration en Argentine. Cette annonce intervient au moment où beaucoup de pays cherchent à copier ce modèle. La situation est donc paradoxale. Nous sommes dans un complexe très franco-français où, malheureusement, les décisions rationnelles et raisonnables qui doivent être prises en fonction des véritables enjeux, sont délaissées pour des mesures symboles qui ne règleront rien.
Comment expliquez-vous cette décision qui intervient moins de deux mois après l’annonce de la création d’une nouvelle voie d’accès aux jeunes issus de milieux modestes ?
Je ne saurais vous l’expliquer. Je crains que le populisme ne gagne notre pays et que l’on préfère effectivement des mesures symboliques comme celle-là qui font la Une des médias plutôt que des actions de transformation en profondeur. Pour moi, la récente réforme qui visait à accroître l’égalité des chances, allait dans le bon sens. Comment va-t-on expliquer aux jeunes des quartiers défavorisés qu’il faut qu’ils s’engagent dans une voie qu’on leur a vantée, en leur disant « vous avez la possibilité de passer l’ENA ». Et, dans le même temps, leur expliquer qu’on supprime cette école et qu’on la remplacera par une autre. Pour moi c’est révélateur de ce que j’appellerais « le talon d’Achille de la gouvernance à la française ». Les vraies questions à se poser, selon moi, sont plutôt : Comment employer efficacement tous les hauts fonctionnaires au service de la République ? Comment mieux gérer les compétences et les ressources humaines dans l’administration ? Il s’agit d’un travail de longue haleine mais c’est cela qu’il faut transformer. Décider de changer le nom de l’ENA ne sert à rien. On ne s’exonérera pas des réformes qui doivent être conduites en procédant de cette façon. Et je crains malheureusement que dans le contexte préélectoral dans lequel nous nous trouvons, on ne cherche à accrocher à un tableau de chasse des résultats factices.
Quel bilan tirez-vous du travail effectué par Patrick Gérard, l’actuel président de l’ENA ?
Patrick Gérard fait un travail exceptionnel. Je trouve que c’est être très cavalier à son endroit que de procéder ainsi. Quand on ne respecte plus les hommes, c’est que le pays va mal. C’est véritablement se moquer du travail de fond qu’il a accompli : la création de la voie d’accès pour les jeunes des quartiers défavorisés qui sera effective au mois de septembre prochain, la transformation de la scolarité, le fait d’inciter les jeunes élèves de l’ENA à s’engager dans le monde associatif pendant leur scolarité, d’être sur le terrain, le fait d’avoir aussi lancé une transformation des enseignements … Il faut reconnaître qu’il n’est vraiment pas récompensé pour le travail qu’il a fait. Je pense que, malheureusement, on est dans une période où la politique se résume à des effets d’annonces. Encore une fois, il aurait mieux valu s’en prendre beaucoup plus tôt à la gestion des carrières et des parcours dans la haute fonction publique. On aurait peut-être été plus utiles et plus efficaces. Et on n’en serait peut-être pas là dans la crise sanitaire que l’on vit aujourd’hui. Mais évidemment c’est beaucoup plus complexe que de simplement rayer d’un trait de plume l’ENA de la carte administrative de la France.
L’application L’Express
Pour suivre l’analyse et le décryptage où que vous soyez
Télécharger l’app
S’attaquer à l’ENA reviendrait donc à prendre le problème à l’envers ?
Oui supprimer l’ENA n’est pas le problème. On va gaspiller du temps et de l’énergie à faire une usine à gaz qui, de toute façon, ne règlera pas le problème auquel notre pays est confronté. Soit l’absence d’une gestion dynamique, motivante des cadres supérieurs de la fonction publique, dans un contexte où les métiers de l’Etat sont de moins en moins attractifs, où les carrières sont de plus en plus aléatoires, où les rémunérations ne suivent pas et, d’une certaine façon, où les hauts fonctionnaires sont, année après année, de plus en plus démoralisés. C’est ça la réalité ! Une entreprise qui gérerait ses troupes comme le fait l’Etat aurait depuis longtemps fait faillite. Donc oui, on prend le problème à l’envers, comme souvent. Je ne dirais pas « comme toujours » parce qu’il y a eu de grands réformateurs comme le général de Gaulle qui a créé l’ENA, ou Michel Debré. Mais, en tout cas, comme souvent, on prend le problème par le mauvais bout parce qu’on n’a ni le temps, ni les moyens, ni l’intelligence de réformer en profondeur.
Opinions
Numérique
Par Frédéric Filloux
Chronique
Emmanuelle MignonPar Christophe Donner
Chronique
Par Sylvain Fort