Qui n’a jamais entendu ou tenu ce discours ? « N’oubliez pas que vous avez une chance énorme de vivre dans un pays en paix. Vos arrière-grands-parents, eux, ont connu la guerre et ont dû faire face à des situations bien plus terribles. » Voilà ce qu’Emilie, quadragénaire parisienne avait l’habitude de rétorquer à ses enfants en cas de petits soucis, voire de plus gros problèmes. Du moins jusqu’à maintenant.
Comme tout le monde, cette mère de famille regarde aujourd’hui avec effroi les images des bombardements qui tuent des centaines de civils à seulement 2 000 kilomètres de chez nous. « C’est terrible ! On s’identifie forcément à ces gens qui vivent l’épreuve ultime de perdre leurs proches, leurs maisons, tous leurs repères. Pour la première fois de ma vie, je me dis que ça pourrait nous arriver aussi. Et je culpabilise de me sentir aussi impuissante », poursuit-elle, reconnaissant des nuits hachées depuis quinze jours. Emilie est loin d’être la seule. Selon un sondage mené fin février par l’institut Ipsos pour Le Monde, La Fondation Jean-Jaurès et Sciences Po, l’invasion de l’Ukraine par la Russie inquiète 90 % des Français (parmi eux, 43 % se disaient même « très inquiets »). En tête des préoccupations, les conséquences économiques de la guerre, une possible extension du conflit au-delà de l’Ukraine et une éventuelle attaque nucléaire.
La plupart des médecins et spécialistes font le même constat : la guerre en Ukraine risque d’affecter fortement le moral, voire la santé mentale des Français, dans les semaines et les mois qui viennent. « Je le constate déjà au cours de mes consultations. En ce moment, la grande majorité de mes patients ne me parle que de ça », confie le psychiatre Serge Hefez depuis son bureau de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris.
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« Effet de sidération » accentué
Le choc est d’autant plus rude que le grand public ne s’attendait pas à une offensive aussi soudaine de la Russie en Ukraine et à des conséquences aussi tragiques. « La succession de traumas, qui viennent s’ajouter les uns aux autres, accentue encore l’effet de sidération actuel », poursuit Serge Hefez. Au diapason avec la psychologue Evelyne Josse pour qui notre vie « commence à ressembler à un triathlon ». Les attentats de 2015 et la menace terroriste, la pandémie de Covid-19 de 2020 dont nous subissons encore les effets, et maintenant la menace que la guerre fait peser sur l’Europe… « Ces épreuves d’endurance s’enchaînent sans le répit nécessaire dont nous aurions besoin pour reconstituer nos ressources psychiques », poursuit la spécialiste, également chargée de cours à l’Université de Lorraine.
Bon nombre de ses confrères évoquent eux aussi un risque d’aggravation des névroses, des dépressions, des troubles anxiogènes, du manque de confiance en soi et en l’avenir. Quelles sont les personnes les plus à risques ? Pour le psychiatre Patrice Huerre (1), les individus pourraient être répartis en trois cercles concentriques. Il évoque d’abord un noyau central, constitué d’un pourcentage très stable de personnes atteintes de maladies psychiatriques avérées. « Les facteurs environnementaux n’ont pas beaucoup d’influence sur eux. Leurs pathologies sont générées par d’autres facteurs que l’on connaît d’ailleurs plus ou moins bien », explique-t-il.
Le médecin se dit plus inquiet pour le deuxième cercle : celui des personnalités non pas malades mais plus fragiles et plus facilement en proie à des moments de doute et de tristesse intenses. « Dans les situations de crise comme celle-ci, c’est bien cette catégorie-là qui est amenée à augmenter », poursuit Patrice Huerre. Le troisième cercle, majoritaire selon lui, regroupe des personnes, certes affectées par cette terrible actualité, mais qui bénéficient des ressources intérieures nécessaires pour rebondir.
Images et traumatisme enfoui
Les raisons pour lesquelles le conflit en Ukraine nous touche autant sont évidemment très diverses. La proximité géographique et culturelle avec cette population engendre inévitablement un phénomène d’identification. « Les attaques de de civils, les destructions d’hôpitaux ou d’écoles, les bombardements de couloirs sanitaires nous rappellent la guerre de 1939-1945 et la barbarie hitlérienne « , explique le psychiatre Dominique Barbier. Les images qui défilent sous nos yeux peuvent réveiller des traumatismes chez ceux qui ont connu un conflit armé ou qui ont travaillé dans de contextes de guerre, comme des militaires ou des humanitaires. « Même ceux qui n’ont pas connu, eux-mêmes, une expérience de guerre peuvent être touchés », prévient Nicole Prieur (2), philosophe et thérapeute familiale.
On sait bien que certains traumas, comme le drame de la Shoah, se transmettent inconsciemment dans certaines familles. Des inquiétudes anciennes, plus ou moins refoulées, peuvent alors être réactivées. » Le sentiment actuel d’impuissance est renforcé par le fait que certaines de nos croyances sont aujourd’hui mises à mal. « On pensait ne plus jamais connaître la guerre en Europe, confiants dans les capacités de nos forces diplomatiques à résoudre les conflits. Face aux difficultés auxquelles elles se heurtent, nos mécanismes internes de défense sont fortement éprouvés », poursuit Nicole Prieur.
Pour Dominique Barbier, la personnalité de Vladimir Poutine, qui sait parfaitement manier les peurs en soufflant le chaud et le froid, avive ce sentiment d’injustice et d’effroi. « L’Europe occidentale, celle des Lumières, de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, est le berceau de l’humanisme, rappelle-t-il. Voir un peuple opprimé, agressé par quelqu’un qui s’apparente à un titan sanguinaire et barbare, redisons-le, est évidemment un spectacle aussi cruel qu’insupportable. »
L’impression que « l’avenir est pétrifié »
Les revirements du président russe qui, après avoir autorisé la mise en place de corridors humanitaires, a imposé comme condition aux civils de rejoindre la Russie ou la Biélorussie, a encore fait monter d’un cran le désarroi ambiant. Enfin, toujours selon le récent sondage Ipsos, 35 % des Français se disent très inquiets face à la menace d’un possible conflit nucléaire. « En digne pervers, Poutine joue avec nos nerfs en faisant rejaillir nos craintes ancestrales comme celle de l’apocalypse. Ce type de fantasme ne peut qu’accroître les troubles anxieux, dépressifs, l’aggravation de maladies mentales connues ou l’état de patients déjà hospitalisés », estime Dominique Barbier.
Les spécialistes portent également un regard attentif sur les jeunes adultes, déjà fortement éprouvés par la pandémie de Covid-19. « Les deuxième et troisième générations de l’après-Seconde Guerre mondiale ont connu un renversement total de valeurs par rapport à leurs aînés, explique Serge Hefez. Biberonnés à l’épanouissement personnel, au bien-être, au progrès, à la santé triomphante, ils n’ont pas le logiciel qui leur permettrait d’intégrer ce qu’il se passe. »
Les voilà confrontés brutalement, en l’espace de quelques années, aux angoisses millénaristes d’épidémie, de croisades religieuses, de conflits mondiaux, de fin du monde. « Cette guerre en Ukraine ne peut qu’alourdir le poids de leur souffrance et épaissir le brouillard qui semble leur dérober leur avenir. On peut craindre qu’ils aient l’impression que l’avenir est pétrifié, que le futur fourmille de dangers et qu’il ne leur réserve que de mauvaises surprises », explique Evelyne Josse. La spécialiste ne serait pas étonnée que les hospitalisations en unité psychiatrique pour adolescents repartent à la hausse : « On peut aussi s’attendre à une augmentation de la consommation d’alcool et des addictions à Internet et aux réseaux sociaux. »
Interrogés sur les moyens de faire face à ce climat ambiant, les spécialistes déconseillent tous de regarder les chaînes d’information continue en boucle. « Il faut éviter les images télévisuelles de guerre dont la puissance émotionnelle peut être délétère », insiste Evelyne Josse. Autre recommandation importante : ne surtout pas éluder les questions des enfants. « Il est important d’évoquer avec eux les faits, en adaptant évidemment les informations données à chaque âge. Mais les parents doivent aussi dire ce qu’ils éprouvent, eux-mêmes, en tant qu’adultes. Afin que les enfants n’interprètent pas de manière erronée leurs manifestations émotionnelles », confirme Patrice Huerre. Tous insistent sur la nécessité de sortir d’une éventuelle spirale obsessionnelle et négative : il faut continuer à lire, à écouter de la musique, à regarder des films, à inviter des amis, à faire des randonnées. Bref, à profiter des plaisirs de la vie.
(1) Auteur de Comment l’école s’éloigne de ses enfants. L’alerte d’un pédopsychiatre (Nathan, 2022)
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(2) Auteure de Les trahisons nécessaires. S’autoriser à être soi (Robert Laffont, 2021)
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